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L’imposition des sociétés à l’heure de la numérisation de l’économie : que fait l’Europe ?

Article écrit par Matthieu Allard


L’Union européenne constitue un marché économique favorable au développement d’entreprises compétitives sur le marché international, avec plus de 500 millions d’utilisateurs potentiels de services numériques. L’Europe est aussi considérée comme un pôle important en termes de réglementations, dans de nombreux secteurs, y compris en matière de fiscalité et de numérique.


Néanmoins, en matière de numérique, l’Union européenne (UE) est perdue entre les Amériques et l’Asie, les États-Unis et la Chine particulièrement. Ces deux derniers pays occupent en effet une place incontestée sur le marché du numérique. L’enjeu européen est donc de taille : équilibrer, voire contrebalancer le rapport de force économique et stratégique mais également assurer la protection des données de millions d’utilisateurs de services numériques (Desforges, 2016).


Les articles 113 et 115 du TFUE permettent à l’UE, dans le but d’assurer le fonctionnement du marché interne, de prendre des mesures pour harmoniser (concernant les impôts indirects, tels que les droits de douane ou la TVA) ou rapprocher (en matière d’impôts directs) les législations fiscales des États membres.


Cependant, les initiatives de l’UE quant à la fiscalité directe font face au système institutionnel d’unanimité (Art. 115 TFUE). En effet, l’ensemble des États membres doivent être en faveur d’une mesure pour qu’elle soit d’application. Deux initiatives de la Commission européenne en matière d’imposition des sociétés numériques se sont d’ailleurs heurtées à la règle de l’unanimité et n’ont dès lors pas été adoptées (Commission européenne, 2020).


Cet article présente dans un premier temps, de manière sommaire, les initiatives du 21 mars 2018 proposées par la Commission européenne (Chapitre 1) et dans un second temps le cadre institutionnel européen concernant la fiscalité (Chapitre 2).

Chapitre 1. Deux initiatives qui visent à remédier à l’inadéquation du système fiscal


À l’instar de l’OCDE, la Commission estime qu’il y a un décalage entre le lieu où les bénéfices de ces entreprises sont imposés (État de résidence des entreprises) et le lieu où la plus-value de ces entreprises est créée (juridiction des utilisateurs qui participent à la création de valeur). Le 21 mars 2018, celle-ci a dévoilé deux propositions de directive. La première, envisagée sur le long terme, vise à réformer les règles relatives à l’imposition des sociétés de façon à imposer les bénéfices là où les entreprises numériques ont une interaction importante avec les utilisateurs (Commission européenne, 2018) (§1). La seconde, envisagée pour une durée provisoire, est un projet de taxe sur les services numériques (ci-après, « TSN ») qui échappent à toute forme d’imposition dans l’UE (§2).

§1. Réforme de la notion d’établissement stable


Afin de combler le contournement du critère de la présence physique, cette proposition envisage l’introduction du concept d’« établissement numérique permanent ».


Le champ d’application de cette notion s’applique uniquement aux « services numériques » définis comme « services qui sont fournis sur l’Internet ou sur un réseau électronique et dont la nature rend la prestation largement automatisée, accompagnée d’une intervention humaine minimale » (Commission européenne, 2018). La Commission exclut « la simple vente de biens et services facilitée par l’utilisation de l’Internet ».


Le terme « permanent » fait référence à une « présence numérique significative » d’une entreprise au sein d’un territoire, afin d’établir un lien imposable dans cette juridiction et ainsi lui octroyer un droit d’imposition. Ce lien est établi si une ou plusieurs des trois conditions suivantes sont rencontrées : un chiffre d’affaires tiré de la fourniture de services numériques supérieur à sept millions d’euros (au cours d’une période d’imposition), un nombre d’utilisateurs situés sur le territoire en question égal ou supérieur à 100.000 ou un nombre de contrats commerciaux égal ou supérieur à 3000, au cours d’une période d’imposition (Commission européenne, 2018).


Chaque État membre appliquera son propre taux d’impôt des sociétés aux bénéfices attribués à l’établissement permanent numérique. Celui-ci reçoit les bénéfices qui sont distribués en fonction des activités suivantes : (a) la collecte, le stockage, le traitement, l’analyse, le déploiement et la vente de données au niveau de l'utilisateur ; (b) la collecte, le stockage, le traitement et l'affichage du contenu généré par l'utilisateur ; (c) la vente d’espaces publicitaires en ligne ; (d) la mise à disposition de contenu créé par des tiers sur un marché numérique ; (e) la fourniture de tout service numérique non énuméré aux points susmentionnés.


Ainsi, une société suédoise qui aurait une présence numérique significative en Belgique pourrait être imposée sur une partie de ses revenus par le fisc belge. La faiblesse de cette proposition est qu’elle ne serait pas applicable dans les relations entre un État membre et un État tiers puisque les directives s’appliquent uniquement aux États membres (M. Lamensch, 2019). Or les entreprises numériques se situent principalement en dehors du territoire des États de l’UE. Une solution serait alors de négocier avec ces États des modifications des CPDI en vigueur.


§2. Taxe provisoire sur les services numériques


Ce projet était présenté dans l’attente d’une harmonisation et d’un accord sur la fiscalité des sociétés numériques (voy. §1). Le but était « aussi d’éviter que des mesures unilatérales soient prises pour taxer les activités numériques dans certains États membres (...) préjudiciables pour notre marché unique » (Commission européenne, 2019).


Le projet TSN prévoit une taxe de 3% du chiffre d’affaires lié aux services numérique : la vente de données personnelles récoltées, la vente d’espaces publicitaires en ligne ciblés selon les données des utilisateurs recueillies ainsi que les services qui facilitent la vente de biens et de services entre les utilisateurs.


Cette proposition-ci ne nécessite pas de modifications des traités bilatéraux car la TSN, en tant que taxe sur le chiffre d’affaires (fiscalité indirecte) est exclue de leur champ d’application. La taxe s’appliquerait alors aux entreprise numériques, résidentes européennes ou non, dont le chiffre d’affaires mondial consolidé équivaut à minimum 750 millions EUR (et 50 millions EUR dérivés d’activités numériques au sein de l’UE).


Néanmoins, les États membres ne parviennent pas à s’accorder sur cette proposition (Le 4 décembre 2018, quatre pays ont voté à l’encontre de cette proposition : la Suède, la Finlande, le Danemark et l’Irlande) parce qu’il y a des États, comme la Suède, avec une population très réduite, qui n’ont pas beaucoup d’utilisateurs, pour lesquels les coûts administratifs de la mise en place de la TSN seraient plus élevés que les recettes[1].


L’unanimité exigée afin de voter les directives en matière de fiscalité directe entraîne non seulement le refus de la TSN mais également une absence d’harmonisation fiscale au sein du marché européen, laissant place à des initiatives nationales potentiellement disparates.


Plusieurs États membres (dont la Belgique[2], la France[3], l’Autriche, l’Italie et l’Espagne) ont en effet tenté d’instaurer une taxe correspondant à la proposition de directive européenne.

Chapitre 2. La fiscalité directe dans le cadre de l’Union européenne


Concernant la fiscalité directe, l’UE et les États membres se heurtent au principe de l’unanimité (prévu par l’article 115 du TFUE) obligatoire pour mettre en place des régulations dans ce domaine.


Dans certaines situations, le Conseil européen peut toutefois voter à la majorité qualifiée permettant de ne pas requérir l’exigeante unanimité (Art. 218 TFUE et art. 16 TUE). Parmi celles-ci, retenons les articles 116 et 117 du TFUE qui envisagent la majorité qualifiée lorsqu’il convient de combler des distorsions au sein du marché interne, provoquées par exemple par une disparité des initiatives nationales. Vu les récentes dispositions prises par différents États membres, la Commission pourrait envisager d’activer ces articles si une distorsion dans le marché unique est constatée (P. Verhaeghe, 2019). Par ailleurs, les articles 20, 326 et 334 du TFUE permettent au Conseil européen d’autoriser un vote à la majorité qualifiée, à la demande d’au moins neuf États membres, pour les mesures visant une coopération renforcée entre eux (Commission européenne, 2016).


Les articles précédents offriraient la possibilité pour l’UE de s’affirmer face aux géants numériques et aux puissances mondiales. Il est - à notre sens - malheureux de s’enliser dans une politique de concurrence fiscale afin d’attirer les entreprises. Si cette concurrence profite à certains États, elle « accentue la désorganisation de la normativité fiscale » (M. Leroy, 2016), encourage le treaty shopping et favorise la réduction des bases imposables des pays où les activités économiques sont pourtant menées.


L’Homme rationnel qui cherche sans cesse la maximisation du profit ne devrait-il pas être confronté à l’Homme raisonnable doué d’une morale sociale ?

Il s’agit d’ailleurs de la raison pour laquelle la Commission a émis le 15 janvier 2019 le souhait de délaisser la règle de l’unanimité et de passer graduellement au vote à la majorité qualifiée en matière de fiscalité (Commission européenne, 2019) . Pour Pierre Moscovici, la règle de l’unanimité en matière fiscale « semble de plus en plus obsolète sur le plan politique, problématique sous l'angle juridique et contre-productive du point de vue économique » (Commission européenne, 2019) alors que la majorité qualifiée permettrait à l’UE de répondre avec plus d’efficacité aux enjeux fiscaux du XXIème siècle, tout en assurant un environnement fiscal plus juste à l’échelle européenne.

Conclusion

La Commission européenne a proposé deux solutions pour réviser le système fiscal à l’heure de la digitalisation. Toutefois, en matière d’impôt des sociétés, la règle de l’unanimité prévue par l’article 115 du TFUE empêche l’UE d’apporter une tentative de réponse à ce défi fiscal. Cela démontre la difficulté de l’UE à asseoir son autorité, laissant porte ouverte à la concurrence fiscale parmi les États membres, ce qui favorise encore la diversité des systèmes fiscaux ainsi que le transfert de bénéfices.


Or, à l’heure où les autorités publiques ont besoin de reconstruire leur budget, une coopération et une coordination en vue d’un système fiscal européen harmonisé semble indispensable afin de réguler les géants numériques, qui ne font qu’accroître leur souveraineté. Facebook est d’ailleurs en train de mettre en place un comité de surveillance, composé d’anciens juges étatiques (A. Piquard, 2020).


En outre, alors que la crise sanitaire du Covid-19 engendre des millions de pertes d’emplois et est au point de donner naissance à la plus grande crise économique jamais vécue, les entreprises numériques, et les GAFA en particulier, ont vu la valeur de leurs titres grimper en flèche (T. Beer, 2020). Si l’opinion publique était déjà en 2015 demandeur d’initiatives pour limiter le transfert de bénéfices des grandes entreprises numériques, la crise a réveillé davantage les ardeurs des États.


L’Homme rationnel qui cherche sans cesse la maximisation du profit ne devrait-il pas être confronté à l’Homme raisonnable doué d’une morale sociale ? Il est temps que les États incarnent cet Homme raisonnable s’ils ne veulent pas perdre leur souveraineté au profit des groupes multinationaux privés.


La territorialité fiscale était pertinente et adéquate face à une économie physique et matérielle. Cette dernière a considérablement évolué, délaissant l’application entière du système fiscal international qui, quant à lui, reste inchangé. Jusqu'à quand ?


 

[1] En outre, la difficulté de ce système réside dans l’identification du revenu attribuable à chaque contrat de publicité, vente de données ou mise à disposition d’espaces publicitaires pour ensuite le répartir entre les États membres concernés qui appliqueront la taxe de 3%. La Commission propose d’appliquer une règle de trois prenant en considération le nombre de fois que la publicité est apparue sur le smartphone des citoyens de chaque État membre concerné. Cette technique est toutefois douteuse en termes de contrôle. [2] En Belgique, deux propositions de loi reprenant la proposition de directive européenne a été proposé par V. Matz en mars 2019. Voy. Proposition de loi du 23 janvier 2019 relative aux règles d’imposition des bénéfices des sociétés ayant une présence numérique significative et proposition de loi du 23 janvier 2019 relative à la création d’une taxe provisoire (TSN) portant sur les produits générés par certaines activités des géants du numérique, Doc. parl., Chambre, session 54, n° 3485/001. Celles-ci ont été refusées dans l’attente d’une solution internationale mais depuis début 2020, le projet refait surface, au nom de la « justice fiscale ». Voy. à cet égard C. Tonero, « La taxe GAFA ? Des cacahuètes, il nous faut un nouveau modèle fiscal », disponible sur www.rtbf.be, consulté le janvier 2020 et également E. Lamer, « Un projet de taxe GAFA belge revu et corrigé », disponible sur www.lesoir.be, consulté le 30 mai 2020, qui fait état de la modification du chiffre d’affaires nécessaire pour être taxé en Belgique : 5 millions d’euros générés en Belgique (à la place de 25 millions), en plus de 750 millions d’euros dans le monde entier. [3] La France réfléchit à introduire une taxe GAFA depuis 2017, sous l’impulsion de Bruno Le Maire. Celle-ci a été adoptée en juillet 2019 et puis suspendue en janvier 2020, à cause de la pression américaine qui menaçait l’instauration de taxes quant aux produits français en guise de représailles, à ce sujet voy. R. Hiault, « Taxe GAFA : ce que la France est prête à concéder aux États-Unis », disponible sur www.lesechos.fr, consulté le 17 février 2020.


 

Bibliographie :

Législation et propositions de directive

TFUE, art. 115 ; 218

TUE, art. 16

Proposition de directive du Conseil du 21 mars 2018 établissant les règles d’imposition des sociétés ayant une présence numérique significative, COM(2018) 147 final

Proposition de directive du Conseil concernant une assiette commune consolidée pour l’impôt des sociétés du 25 octobre 2016 (ACCIS), COM(2016) 683 final

Doctrine

T. Beer, «The Net Worth Of America's 600-Plus Billionaires Has Increased By More Than $400 Billion During The Pandemic», 21 mai 2020, disponible sur www.forbes.com, consulté le 25 mai 2020.

Desforges A., « Les stratégies européennes dans le cyberespace », in Droit et souveraineté numérique en Europe, Bruxelles, Bruylant, 2016

Lamensch M., « Fiscalité et valorisation de la propriété intellectuelle » lors du cours de droit du patrimoine de l'entreprise dispensé par A. Strowel et E. Traversa, UCLouvain, 2019.

Leroy (M.), « Les enjeux de la territorialité fiscale », Gestion et Management Public, vol. 4, n°3, 2016/1

Piquard A., « Modération des contenus : la « cour suprême » de Facebook sera en place début 2020 », 17 septembre 2019, disponible sur www.lemonde.fr, consulté le 2 mai 2020.

Verhaeghe (P.), « L’établissement stable numérique ; admis entre États aux États-Unis depuis l’arrêt du 21 juin 2018 de la Cour suprême des États-Unis dans l’affaire de l’État de Dakota du Sud contre Wayfair Inc. Et en Europe ? », Revue Générale du Contentieux Fiscal, 2019/2

Jurisprudence

C.J.U.E., arrêt du 29 avril 2004, aff. C338/01, Commission c. Conseil

Rapports et communiqués de presse

Commission européenne, « Questions et réponses sur le CFP et Next Generation EU », 27 mai 2020, disponible sur https://ec.europa.eu/commission/presscorner/, consulté le 31 mai 2020.

Commission européenne, « L’imposition de l’économie numérique », Communiqué de presse, 21 mars 2018, disponible sur www.ec.europa.eu/commission/presscorner/, consulté le 29 mai 2019.

Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil européen et au Conseil, « Vers un processus décisionnel plus efficace et plus démocratique en matière de politique fiscale dans l'Union », 15 janvier 2019, COM(2019) 8 final.

Commission européenne, « La Commission lance un débat sur une transition progressive vers un processus décisionnel plus efficace et plus démocratique pour la politique fiscale de l'UE », communiqué de presse du 15 janvier 2019, disponible sur https://ec.europa.eu/commission/presscorner/, consulté le 27 juin 2019.

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