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C-901/19 – Le juge allemand n’échappera pas à la directive 2011/95/UE
Dernière mise à jour : 10 juil. 2021
Ecrit par Juliette Detrixhe
Pour écouter cette chronique en podcast : https://www.ideu.eu/la-chronique
Introduction
En ce mois de juin 2021, nombreux sont celles et ceux qui continuent à fuir des conflits armés, persécutions ou situations économique instables à la recherche du fameux eldorado, ou à tout le moins, d’une terre plus paisible. Du côté politique, les partis de droite et d’extrême droite prennent de l’importance dans les États membres de l’Union européenne (ci-après, « Union » ou « UE »), avec pour conséquence, une politique d’asile commune qu’il devient délicat de suivre en pratique.
Pour se voir octroyer la protection internationale, l’individu doit obtenir le statut de réfugié ou le statut conféré par la protection subsidiaire. En droit de l’Union, les critères sur base desquels les États membres octroient ou rejettent une demande de protection internationale sont établis dans la directive 2011/95/UE relative à la protection internationale.
Cependant, les États membres ne sont pas sans limite dans l’appréciation de ces critères. En l’espèce, la jurisprudence de la Cour administrative fédérale allemande s’écarte des critères relatifs à l’identification des personnes qui ont réellement besoin de protection internationale, qui sont prévus par la directive 2011/95/UE. Une telle interprétation fut cependant remise en question par un tribunal administratif supérieur, agissant sous son chapeau de juge européen, qui a alors saisi la Cour de justice de l’Union européenne (ci-après, « CJUE » ou « Cour) d’une demande de décision préjudicielle. Dans son arrêt rendu ce 10 juin 2021, la Cour a conclu que, lorsqu’elles se prononcent sur une demande de protection subsidiaire, les autorités nationales doivent examiner l’ensemble des circonstances pertinentes caractérisant la situation du pays d’origine du demandeur afin de déterminer le degré d’intensité d’un conflit armé. Les autorités nationales ne peuvent donc pas se limiter à un seuil minimal que le rapport entre le nombre de victimes civiles et le nombre total d’individus dans une région concernée devrait atteindre.
Ce commentaire se divise en trois parties. Dans un premier temps, nous reviendrons sur les faits de l’affaire. Dans un second temps, nous nous attarderons sur la décision rendue par la troisième chambre de la CJUE ce 10 juin 2021. Enfin, dans un troisième temps, nous discuterons brièvement la politique commune de l’Union en matière d’asile et de protection subsidiaire, au regard des pouvoirs de la CJUE d’une part, et des compétences des États membres d’autre part.
I. Les faits de l’affaire
Le renvoi préjudiciel adressé à la CJUE s’inscrit dans le cadre de litiges opposant CF et DN, deux civils afghans originaires de la province de Nangarhar, à la République fédérale d’Allemagne (§12 C-901/19).
CF et DN ont introduit leur demande d’asile à l’Office fédéral allemand des migrations et des réfugiés, qui les a rejetées. Leur recours introduit auprès des tribunaux administratifs n’ayant pas abouti, CF et DN ont alors saisi le tribunal administratif supérieur de Bade-Wurtemberg (ci-après « la juridiction de renvoi ») d’un appel, en demandant que la protection subsidiaire leur soit octroyée (§§12-13 C-901/19).
Ayant des doutes sur l’interprétation de l’article 15 de la directive 2011/95/UE, la juridiction de renvoi s’est tournée vers la CJUE. Plus précisément, elle cherchait à obtenir des éclaircissements sur les critères devant être appliqués pour l’octroi de la protection subsidiaire lorsqu’il existe « des menaces graves et individuelles contre la vie ou la personne d’un civil en raison d’une violence aveugle en cas de conflit armé », au sens de l’article 15, sous c), lu en combinaison avec l’article 2, sous f) de la directive 2011/95/UE (§14 C-901/19).
Il est bon de rappeler ces deux dispositions. D’une part, l’article 2, sous f) définit la personne pouvant bénéficier de la protection subsidiaire comme « tout ressortissant d’un pays tiers ou tout apatride qui ne peut être considéré comme un réfugié, mais pour lequel il y a des motifs sérieux et avérés de croire que la personne concernée, si elle était renvoyée dans son pays d’origine ou, dans le cas d’un apatride, dans le pays dans lequel il avait sa résidence habituelle, courrait un risque réel de subir [d]es atteintes graves (…), et cette personne ne pouvant pas ou, compte tenu de ce risque, n’étant pas disposée à se prévaloir de la protection de ce pays ». D’autre part, l’article 15, sous c) définit les atteintes graves comme, entre autres, « des menaces graves et individuelles contre la vie ou la personne d’un civil en raison d’une violence aveugle en cas de conflit armé interne ou international ».
Selon la jurisprudence de la Cour administrative fédérale allemande et l’interprétation que cette dernière fait du droit allemand, la constatation de menaces graves et individuelles présuppose nécessairement une évaluation quantitative du « risque de décès et de blessure », exprimé selon un rapport entre le nombre de victimes dans une zone précise et la population totale de cette zone. C’est seulement si le résultat obtenu atteint un seuil minimal qu’une évaluation additionnelle du risque et une appréciation globale des circonstances peuvent s’imposer et éventuellement mener à la constatation de menaces graves et individuelles (§17 C-901/19).
Sur base de cette interprétation, la juridiction de renvoi n’est pas convaincue que CF et DN soient personnellement affectés par la violence dans la province de Nangarhar. En revanche, sur base d’une appréciation globale de la situation, elle considère que CF et DN, s’ils étaient renvoyés dans cette province, courraient du seul fait de leur présence, un risque réel de subir des menaces graves et individuelles en raison de la violence aveugle générée par le conflit (§18 C-901/19).
Dans ce contexte, la juridiction de renvoi a posé deux questions préjudicielles à la CJUE, cherchant à savoir si l’interprétation et l’application de la réglementation nationale en cause est contraire au droit européen, et si oui, si une prise en compte globale de toutes les circonstances du cas d’espèce est exigée pour apprécier l’existence de menaces graves.
II. La décision de la Cour de justice
La Cour commence par rappeler que l’objectif de la directive 2011/95/UE est d’instaurer un régime uniforme de protection subsidiaire et d’assurer que tous les États membres appliquent des critères communs pour l’identification des personnes qui ont réellement besoin de protection internationale. Il en découle également que le statut conféré par la protection subsidiaire doit, en principe, pouvoir être octroyé à toute personne qui court, en cas de renvoi dans son pays d’origine, un risque réel de subir des atteintes graves (§§22-23 C-901/19).
Quant à l’interprétation de la notion de « menaces graves et individuelles contre la vie ou la personne », prévue à l’article 15, sous c) de la directive 2011/95/UE, la Cour observe que « la constatation de l’existence de ces menaces n’est pas subordonnée à la condition que le demandeur à la protection subsidiaire prouve qu’il est affecté spécifiquement en raison d’éléments propres à sa situation personnelle ». La Cour rappelle que ces menaces doivent plutôt s’entendre comme étant inhérentes à une situation générale de conflit armé donnant lieu à une « violence aveugle » d’un niveau si élevé qu’il existe des motifs sérieux et avérés de croire qu’un civil renvoyé dans le pays concerné courrait, du seul fait de sa présence sur le territoire de celui-ci, un risque réel de subir de telles menaces (§§26-28 C-901/19).
Quant au critère quantitatif du nombre de victimes retenu par la jurisprudence allemande, la Cour constate que ce dernier ne pourrait constituer le seul critère déterminant afin d’établir l’existence de « menaces graves et individuelles » au sens de l’article 15, sous c) de la directive 2011/95/UE. En particulier, une proportion élevée entre le nombre total de civils et le nombre de victimes dans une région précise ne suffit pas, à elle seule, à exclure en toutes circonstances le risque de telles menaces, et de ce fait, ne suffit pas à entrainer automatiquement l’exclusion de la protection subsidiaire (§§30-33 C-901/19).
Plus précisément, en premier lieu, une telle approche se heurte aux finalités de la directive 2011/95/UE. Avec comme objectif de veiller à ce que les États membres appliquent des critères communs pour identifier les personnes qui ont réellement besoin d’une protection internationale, cette directive s’oppose à l’application systématique par un État membre d’un seul critère quantitatif, puisqu’une telle approche est susceptible de conduire les autorités nationales à refuser l’octroi de la protection internationale à des personnes qui en ont réellement besoin (§§34-35 C-901/19).
En second lieu, l’interprétation suivie par la Cour administrative fédérale serait susceptible d’encourager les demandeurs de protection internationale à se rendre dans des États membres qui n’appliquent pas ce critère du seuil minimal de victimes, ce qui pourrait ainsi conduire à une pratique de forum shopping, qui s’écarterait du régime commun établi par la directive 2011/95/UE (§36 C-901/19).
Enfin, quant à la question de savoir si l’article 15, sous c) de la directive 2011/95/UE doit être interprété en ce sens que l’existence de « menaces graves et individuelles contre la vie ou la personne » se détermine sur base d’une prise en compte globale de toutes les circonstances en l’espèce, la Cour a répondu par l’affirmative. Préférant une interprétation large de la notion, la Cour a considéré que toutes les circonstances pertinentes concernant le pays d’origine du demandeur devaient être prises en compte pour déterminer l’existence de telles menaces, y compris, inter alia, l’intensité des affrontements armés, le niveau d’organisation des forces armées, la durée du conflit, l’étendue géographique de la situation de violence aveugle ou la destination effective du demandeur en cas de renvoi (§§38-43 C-901/19).
Par conséquent, la Cour a jugé que l’application systématique par les autorités nationales d’un critère tel qu’un nombre minimal de victimes pour déterminer le degré d’intensité d’un conflit armé, sans examiner l’ensemble des circonstances pertinentes qui caractérisent la situation du pays d’origine du demandeur de la protection subsidiaire, est contraire à la directive 2011/95/UE, dès lors qu’elle « est susceptible de conduire ces autorités à refuser l’octroi de cette protection, en méconnaissance de l’obligation qui incombe aux États membres d’identifier les personnes qui ont réellement besoin de ladite protection » (§44 C-901/19).
III. Politique d’asile : entre droit dérivé et compétences des États membres
En matière d’asile et d’immigration, l’Union européenne possède des compétences dites « partagées » avec les États membres. En d’autres termes, si l’UE décide d’intervenir, conformément aux principes de proportionnalité et de subsidiarité, l’État membre devra se plier aux exigences prévues par le droit européen.
L’UE a pour objectif « d’élaborer une politique commune en matière d’asile, de protection subsidiaire et de protection temporaire, qui vise à offrir un statut approprié à tout ressortissant d’un pays tiers nécessitant une protection internationale dans l’un des États membres » (Parlement européen). Au sein de cette politique commune, on retrouve la directive 2011/95/UE, qui vise à mettre en place un « niveau de protection commun plus élevé et une protection plus uniforme dans l’ensemble de l’UE » et qui vise à « garantir une plus grande solidarité entre les États membres » (Livre vert sur le futur régime d’asile européen commun). Pour ce faire, cette directive établit des normes relatives aux conditions que doivent remplir les individus pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire et au contenu de cette protection.
L’arrêt C-901/19 fut une nouvelle occasion pour la CJUE d’utiliser son talent d’interprète du droit dérivé européen, et en l’espèce, de la directive 2011/95/UE, saisissant ainsi l’opportunité d’appuyer les objectifs primaires de cette directive, à savoir l’élaboration de critères communs pour l’identification des personnes qui ont réellement besoin de protection internationale. Ce faisant, la Cour a rappelé aux autorités nationales qu’il n’est pas possible de s’écarter du régime commun établi par la directive 2011/95/UE en ce qui concerne l’appréciation du degré d’intensité d’un conflit armé dans le cadre d’une demande de protection subsidiaire. Par la même occasion, la Cour a renforcé le principe même des compétences partagées de l’Union, à savoir les limites que l’UE pose aux compétences des États membres lorsqu’elle décide d’agir dans un domaine relevant de ses compétences partagées.
Il appartient désormais à la juridiction de renvoi de prendre sa décision, et, le cas échéant, de pousser la Cour administrative fédérale à rectifier sa jurisprudence, en faveur d’une politique d’asile plus protectrice, suivant ainsi les objectifs du droit dérivé européen.
Il reste que, au risque d’être naïfs et naïves, nous ne devons pas penser que la décision de la CJUE apportera du changement au sort des milliers de migrants, réfugiés et demandeurs d’asile qui traversent terres et mers à la recherche de l’eldorado, peu conscients des réalités administratives qui les attendent sur le sol européen.
Bibliographie
CJUE, CF et DN c. Bundesrepublik Deutschland, C-901/19, 10 juin 2021.
Directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011 concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection (refonte), OJ L 337 du 20.12.2011, p. 9.
Livre vert sur le futur régime d’asile européen commun, COM/2007/0301, 6 juin 2007.
Parlement européen, Fiches thématiques sur l’Union européenne, Politique d’asile, disponible sur https://www.europarl.europa.eu/factsheets/fr/sheet/151/politique-d-asile, consulté le 15 juin 2021.